Le monde du travail, l’opinion nationale et internationale ont été servis d’une annonce tonitruante par le Ministre de la Communication, Porte-Parole du Gouvernement, Remis Fulgance DANDJINOU, à l’issue du Conseil des Ministres du 9 mai 2018.
En effet, suite à une requête d’avis adressée par le Ministre de la Fonction Publique, du Travail et de la Protection Sociale (MFPTPS), Seni Mahamoudou OUEDRAOGO, par « lettre n°2018-087/MFPTPS/CAB du 04 avril 2018 », le gouvernement a annoncé avec un plaisir affiché que selon le Conseil d’Etat « le sit-in n’est pas légal au Burkina ».
Sur la base de cet avis, des correspondances ont été adressées aux organisations syndicales pour interdire les sit-in qu’elles projetaient. Ce fut le cas au Ministère des Affaires Etrangères et de la Coopération, au ministère du Commerce, de l’Industrie et de l’Artisanat, au Ministère de l’Administration Territoriale et de la Décentralisation, au ministère de l’Urbanisme et de l’Habitat.
A l’évidence, l’avis du Conseil d’Etat est utilisé comme réponse du gouvernement aux manifestations que les travailleurs de divers secteurs d’activités organisent autour de leurs préoccupations légitimes.
Quelle appréciation pouvons-nous faire de l’avis juridique du Conseil d’Etat et de l’utilisation qui en est faite ?
I. Au plan du droit ou l’argumentaire juridique du Conseil d’Etat :
L’argumentaire du Conseil d’Etat qui fonde son avis juridique consiste essentiellement à affirmer que la législation nationale ne reconnaît pas le sit-in. Il explique que : « Le mot « sit-in », d’origine anglaise et signifiant « s’asseoir sur » est défini dans le dictionnaire le petit Larousse illustré comme étant « une manifestation non violente consistant à s’asseoir en groupe sur la voie publique.». Cette notion telle que définie, ne figure pas dans notre législation nationale ; en effet, seule la grève, définie comme étant une cessation concertée du travail en vue d’appuyer des revendications professionnelles et d’assurer la défense des intérêts matériels et moraux des travailleurs, est reconnue aussi bien dans le statut général de la Fonction Publique d’Etat (article 70) que dans le Code du Travail ... De ce qui précède, il s’ensuit que le « sit-in » n’est pas légal au Burkina Faso et que les agents qui s’adonnent à ces pratiques sont dans l’illégalité totale ; et commettent une faute passible de sanction disciplinaire dont le quantum est laissé à l’appréciation du supérieur hiérarchique des agents concernés. » ;
Lorsqu’on considère la législation nationale et celle internationale (normes suprationales), on ne peut qu’être sidéré par un tel argumentaire. En effet :
- La légalité du sit-in avec les normes nationales :
1. l’alinéa 1 de l’article 5 de la constitution proclame : «Tout ce qui n'est pas défendu par la loi ne peut être empêché et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas.» ;
2. l’article 7 de la même loi fondamentale affirme : « La liberté de croyance, de non croyance, de conscience, d'opinion religieuse, philosophique, d'exercice de culte, la liberté de réunion, la pratique libre de la coutume ainsi que la liberté de cortège et de manifestation (souligné par nous) sont garanties par la présente Constitution, sous réserve du respect de la loi, de l'ordre public, des bonnes mœurs et de la personne humaine » ;
3. En conformité avec la loi fondamentale, la loi N°22/97/II/AN du 21 Octobre 1997- portant liberté de réunion et de manifestation sur la voie publique a été adoptée pour réglementer l’usage du droit de réunion et de manifestation sur la voie publique. Cette loi précise à son :
- article 4 : « Au sens de la présente loi, une réunion ou une manifestation est illicite lorsque les organisateurs n’ont pas pris la précaution d’en faire la déclaration à l’autorité administrative compétente dans les conditions prévues aux articles 7 et 10 ci-dessus. ».
- article 10 : « Tout cortège, défilé, rassemblement de personnes, et d’une façon générale, toute manifestation sur la voie publique et dans les lieux publics sont soumis à une déclaration préalable adressée au Ministre chargé des Libertés Publiques lorsque la manifestation a un caractère national ou international et au Chef de la Circonscription Administrative ou de la collectivité locale du lieu concerné dans les autres cas ».
La question que l’on se pose légitimement est celle-là : le sit-in compte-t-il oui ou non parmi les rassemblements ou manifestations sur la voie publique ?
Nous croyons savoir que c’est sur la base de cette loi que s’organisent dans notre pays les marches, les marches-meetings, les meetings, les sit-in, les cross-populaires, les cortèges, les djandjobas, les concerts, etc. etc.
- La légalité du sit-in avec les normes internationales (supranationales)
Hormis la législation nationale, nous nous étonnons que le Conseil d’Etat n’interroge pas les conventions internationales sur la question notamment celles qui ont été ratifiées par notre pays.
En effet :
1. La réponse du Bureau International du Travail (BIT) à l’ex-Ministre de la Fonction Publique, du Travail et de la Sécurité Sociale (MFPTSS), Monsieur Vincent ZAKANE à sa requête sur la « légalité du sit-in » :
Le 8 août 2014, le ministre de la fonction publique du Travail et de la sécurité sociale de l’époque a sollicité l’avis technique du Bureau International du Travail sur la légalité du sit-in comme forme d’exercice du droit de grève. En réponse par correspondance N° TUR 1-6 105 du 22 octobre 2014 portant « sujet : avis technique sur la légalité des sit-in »,
La commission d’experts pour l’application des conventions et recommandations (CEACR) a observé « que les mouvements de grève s’accompagnent souvent de la présence, à l’entrée des lieux de travail, de piquets de grève destinés à assurer le succès de l’action en persuadant les travailleurs concernés de ne pas travailler. Selon la commission d’experts, tant que la grève reste pacifique, les piquets de grève et l’occupation des locaux devraient être permis. Les limitations aux piquets de grève et à l’occupation des locaux ne peuvent être acceptées que si les actions perdent leur caractère pacifique. …
En conséquence, la commission d’experts estime que les autorités ne devraient recourir à la force publique en cas de grève que dans les circonstances exceptionnelles et des situations graves où l’ordre public est gravement menacé, et qu’un tel recours à la force doit être proportionnel à la situation [voir étude d’ensemble de la CEACR, Conférence Internationale du Travail, 101e Session, juin 2012]… A cet égard, le Comité a eu à préciser que les piquets de grève organisés dans le respect de la loi ne doivent pas voir leur action entravée par les autorités publiques… Aussi, le seul fait de participer à un piquet de grève et d’inciter fermement, mais pacifiquement, les autres salariés à ne pas rejoindre leur poste de travail ne peut être considéré comme une action illégitime… [voir Recueil de décisions et de principes du Comité de la liberté syndicale, 5e édition (révisée), 2006, parag. 648, 649, 650 et 651]. »
La correspondance conclut en ces termes: « enfin, je me permets de vous rappeler les commentaires de 2013 de la CEACR concernant l’application par votre pays de la Convention (n°87) sur la liberté syndicale et la protection du droit syndical, 1948, dans lesquels la Commission rappelle la nécessité de modifier l’article 386 du Code du travail afin de supprimer l’interdiction d’occupation des lieux de travail ou de leurs abords immédiats, sous peine des sanctions pénales [voir demande directe de 2013 de la CEACR sur l’application de la Convention n°87]… ».
Cette correspondance était signée de Madame Cléopatra DOUMBIA-HENRY, Directrice du département des normes internationales du travail au nom de monsieur le Directeur général.
2. Les autres points des principes et recommandations sur le droit de grève :
Cet avis est conforme à la convention N°87 portant sur la liberté syndicale qui, à son article 3 précise : « Les organisations de travailleurs et d’employeurs ont le droit d’élaborer leurs statuts et règlements administratifs, d’élire librement leurs représentants, d’organiser leur gestion et leur activité, et de formuler leur programme d’action. Les autorités publiques doivent s’abstenir de toute intervention de nature à limiter ce droit ou à en entraver l’exercice légal ».
Cette position est précisée par le comité de la liberté syndicale en ces termes :
- « Pour ce qui concerne les modalités du droit de grève, refusées aux travailleurs (paralysies intempestives, grèves perlées, grèves des bras croisés, grèves du zèle, occupation de l’entreprise ou du lieu de travail, grèves sur le tas), le comité a considéré que ces limitations ne se justifieraient que si la grève perdait son caractère pacifique (Recueil de décisions et de principes du Comité de la liberté syndicale du Conseil d’administration du BIT, cinquième édition révisée, 2006, paragraphe 545).
- « le piquet de grève peut être considéré comme une modalité du droit de grève et l’occupation des lieux de travail comme son prolongement naturel , (actions rarement remises en cause dans la pratique), sauf cas extrême de violence sur la personne ou de dommages aux biens … les restrictions aux piquets de grève et à l’occupation des locaux devraient être limitées aux cas où les actions perdent leur caractère pacifique » (idem, page 45)
Au-delà du signataire de l’avis qui est M. Souleymane COULIBALY, les Organisations syndicales signataire de la présente déclaration s’inquiètent de ce que le Conseil d’Etat n’ait pas jugé utile de prendre en considération, dans son analyse, les textes ci-dessus évoqués, permettant ainsi au gouvernement d’utiliser l’avis émis à des fins inacceptables dans un Etat de droit. Elles s’inquiètent d’autant que le Conseil d’Etat est « la juridiction supérieure en matière administrative » et qu’il est composé de magistrats mais aussi de «fonctionnaires ou de personnalités ayant une expérience professionnelle d’au moins 15 ans, désignés en raison de leur compétence en matière juridique ou administrative».
II. De l’utilisation politique de l’avis juridique
L’avis juridique du Conseil d’Etat et l’usage qu’en fait le Gouvernement est la preuve patente une fois de plus que le pouvoir MPP et ses alliés sont résolument engagés à saccager les acquis démocratiques dans notre pays, et ce, par tous les moyens.
Sur la base de cet avis, le gouvernement adresse systématiquement des correspondances de menaces à l’endroit des organisations syndicales qui avaient des sit-in en vue sans preuve de non-respect de la législation en vigueur par les grévistes.
Nous observons que dans ces correspondances, les ministres, pour donner du poids à leurs menaces, mentionnent comme ampliataires le Collectif CGT-B sans pourtant lui transmettre lesdites correspondances. Cela est tout simplement grave et inadmissible de la part d’une administration. Nous constatons malheureusement que nos dirigeants sont devenus maintenant coutumiers de ce genre d’impairs !
Forte de ces observations, les organisations syndicales signataires exigent du gouvernement qu’il reconsidère sa volonté de restreindre les libertés syndicales et de manifestation. Elle exige que l’arrêté portant sur les retenues de salaires pour fait de grève qui a fait l’objet d’amendements des parties syndicale et gouvernementale soit signé pour permettre une gestion saine du droit dont disposent les travailleurs d’organiser des rassemblements sur leurs lieux de travail.
En tout état de cause, nos organisations se donneront les moyens qui sont les leurs de défendre ce droit fondamental et d’amener les autorités à se pencher sur les préoccupations légitimes qu’elles leur soumettent. La détérioration plus poussée du climat social qui pourrait en découler ne sera que de la seule responsabilité du gouvernement.
Les secrétaires généraux lancent un appel à toutes les structures professionnelles et géographiques afin qu’elles se mobilisent pour la défense des libertés démocratiques et syndicales, instruments indispensables pour la conquête et la préservation des acquis et droits des travailleurs.
En avant pour la défense intransigeante des libertés démocratiques et syndicales !
Vive les travailleurs mobilisés pour leurs droits !
Ouagadougou, le 23 mai 2018
Ont signé, les organisations ci-après :
1 Confédération Générale du Travail du Burkina (CGT-B)
2 Syndicat des Agents du Trésor du Burkina (SATB)
3 Syndicat des Agents du Ministère des Affaires Etrangères (SAMAE)
4 Syndicat National des Travailleurs de l’Enseignement de Base (SYNATEB)
5 Syndicat Autonome des Travailleurs de l’Information et de la Culture (SYNATIC)
6 Syndicat National des Travailleurs de l’Action Sociale (SYNTAS)
7 Syndicat National des personnels d’Administration de Gestion de l’Education et de la Recherche (SYNAPAGER)
8 Syndicat National des Télécommunications (SYNATEL)
9 Syndicat National des Travailleurs des Industries polygraphiques du Burkina (SYNATIPB)
10 Syndicat National des Travailleurs des Douanes (SYNATRAD)
11 Syndicat National des Contrôleurs et inspecteurs du Travail (SYNACIT)
12 Syndicat National des Agents du Ministère de l’Industrie du Commerce et de l’Artisanat (SYNAMICA)
13 Syndicat National des Secrétaires du Burkina (SYNASEB)
14 Syndicat des Professionnels des TIC (SYNPTIC)
15 Syndicat des Travailleurs des Postes (SYNTRAPOST)
16 Syndicat National des Administrateurs Civils, de Secrétaires et Adjoints Administratifs du Burkina (SYNACSAB)
17 Syndicat des Sages Femmes, Maïeuticiens et Accoucheuses du Burkina (SYSFMAB)
18 Syndicat Autonome des Travailleurs de l’Education de Base (SATEB)